En mémoire de mon vieux grand-père chinois

26/06/2013

J’apprends en ce jour la disparition de mon grand-père paternel, respectable monsieur chinois de 90 ans, qui en passa près de 50 à Phnom Penh et près de 40 autres dans des HLM des provinces françaises et de la capitale. Et que je connaissais bien mal.

Comme beaucoup d’enfants de ma génération, réputée à juste titre égoïste et pressée, j’ai tiré dès le moment de l’entrée dans l’âge adulte un trait épais et foncé sur ces « efforts » qu’il faut faire pour maintenir de véritables liens avec ses aïeuls. Dans les faits, cela signifie que le week-end, à la perspective d’aller prendre le thé dans un petit appartement perché dans les tours du Chinatown parisien, tout en écoutant des histoires de famille hautes en couleurs, j’ai souvent préféré des activités autrement plus jeunes, plus branchées, plus culturelles – pensais-je. Fière d’aller au musée, au théâtre, de glander dans des stupides parcs de la rive droite ; de picoler dans des stupides bistrots où on se vante ad nauseam de ce qu’on a vu au théâtre et au musée, et de ce qu’on a rien glandé dans les parcs des musées.

Avec les seules bribes de souvenirs qui me reviennent à l’annonce de sa disparition, je peux dire pourtant avec certitude que l’histoire de mon grand-père valait largement les concerts et les expositions à la mode de ces dernières décennies. Mon grand-père était ce frêle Monsieur chinois toujours élégant, bien mis, à l’ancienne – c’est-à-dire qu’il ne sortait jamais sans son gilet, son chapeau, et ses chaussures de ville parfaitement cirées. Depuis l’âge de ses 8 ans, il fumait deux paquets de Malboro Rouge par jour – un vice dont il a habilement annulé les conséquences désastreuses en se livrant quotidiennement à la pratique du Tai Chi. Il ne parlait pas le français ou si mal. Originaire du Cambodge, il avait cependant pris l’habitude d’appeler ma grand-mère « Madame » - terme hérité du temps du protectorat et qui s’utilise encore aujourd’hui.

En fait, Madame et Malboro sont à peu près les seuls mots français que je l’ai jamais entendu prononcer, et encore, avec un accent.

Tant mieux. Il ne serait pas resté sinon ce monsieur chinois typique, qui jouait avec moi au shi fu mi en grillant douze clopes à la partie, qui me conduisait à l’école dans sa dodoche beige – l’unique voiture qu’il aura jamais conduite en France, qui confectionnait ses raviolis maison au rythme d’opéras chinois burlesques et criards que nous avions plaisir à parodier, nous autres les petits enfants barang et hautains de la famille.

Les petits appartements où il a successivement vécu, toujours décorés à la chinoise et envahis de fumée ; les petites blagues triviales qu’il racontait volontiers dans notre dialecte chinois et dont nous perdions la moitié du sens ; les bonbons Tang Frères qu’il nous refilait avec cette complicité secrète qui n’existe qu’entre les vieillards et les gamins ; le boulier avec lequel il faisait ses comptes à la fin du mois : la voilà, mon Aubagne à moi, qui sent les Malboros, l’encens chinois et la sauce soja. Pagnol les yeux bridés, où il suffit de remplacer l’heure de la pétanque par une interminable partie de mah-jong.

Mon grand-père vient de mourir en France. Je n’étais pas à son chevet parce qu’il y a quelques mois, j’ai décidé de partir sans qu’il comprenne pourquoi à des dizaines de milliers de kilomètres, dans le pays dont la guerre l’a chassé il y bientôt 40 ans. J’ai dit que c’était pour mes racines, ce genre de choses. Mais aujourd’hui, je me demande avec tristesse, pourquoi avoir parcouru toute cette putain de distance sur un coup de tête, quand il me semblait si difficile de faire quelques stations de métro pour aller prendre le thé dans une tour du 13e arrondissement - et essayer d’y apprendre là d’où je viens vraiment.

Que ce vieux monsieur chinois repose en paix.

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